NATURAL BLUES (isaiah)

Fin de soirée, milieu de nuit. Les derniers clients s'en vont et tes employés filent se changer dans les vestiaires. Toi, tu fais un tour en bas, constatant qu'une abrutie a encore oublié son sac et qu'une capote usée traîne dans les toilettes. Tu prends le sac et fouille les pièces à l'étage, cette fois il ne manque rien. La femme de ménage viendra nettoyer le bâtiment au matin. Tu poses le sac dans ton bureau, pour quand la gamine voudra le récupérer. S'il t'arrive d'en voler, c'est parce que les gens l'ont mérité. De l'argent, tu préfères en gagner via ton club. T'en as assez de par tes parents de toute façon. Tu discutes un peu avec le vigile qui vient te voir avant de partir, t'es content de voir qu'il n'y a pas eu trop de soucis ce soir, hormis quelques p'tits cons qui se sont plaints de pas pouvoir entrer. Tu le salues quand il part et t'assoies un moment, soupirant dans ton bureau. Bordel ce que tu t'emmerdes. Tu pourrais faire chier ton italien préféré, mais à cette heure là il dort sûrement et tu n'auras aucune réponse. Tu ne t'es trouvé aucune victime pour ce soir, aucun gars que t'aurais pu ramener chez toi pour t'amuser un peu avec. Tu soupires une fois encore et tu finis par te relever, enfilant ta veste avant de sortir. Tu fermes à clé après toi, t'es le dernier sorti après tout, et tu prends le chemin du retour éclairé par les étoiles et les lampadaires. Tu gares toujours ta voiture plus loin, tu voudrais pas que des abrutis bourrés te l'abîment. Alors comme chaque soir, tu dois marcher un peu pour l'atteindre. Et tandis que tu marches, tu vois une silhouette sur un banc plus loin, une femme sans doute. En t'approchant, tu confirmes que c'est une femme et tu reconnais même ce visage. Comment elle s'appelle déjà ? Oh peu importe, tout ce que tu sais, c'est que ça fait longtemps qu'elle est pas venue remplir ton compte en banque et ça, ça te plaît pas.

Tu t'avances vers elle, les mains dans les poches avant de te planter droit devant elle, remarquant la bouteille de whisky et la clope dans ses mains. Sacré mélange de pêchés qu'elle nous fait, une vraie épave cette fille. Tu sais même pas comment elle est encore en vie tant elle rampe sur le sol. Tu n'as pas d'empathie, que de la pitié pour elle. Et c'est peut-être déjà trop. « On enchaîne les vices ? » Elle te reconnaîtra, t'en es certain. On te reconnaît toujours quand on t'a vu une fois. Tu la regardes de haut, comme pour la rendre plus petite encore. Tu constates qu'elle a un nouveau sac, son ancien a disparu après tout. Il est toujours dans ton bureau, mais celui-là tu ne le rendras pas. Il n'y a plus grand chose à l'intérieur de toute façon. T'affiches un sourire faussement amicale quand elle lève la tête vers toi. « Alors, qu'est-ce que tu fais ici toute seule si tard ? » Tu finis par t'asseoir à côté d'elle, comme pour te mettre au même niveau, pour t'attirer sa sympathie. C'est facile de jouer avec les gens, bien trop facile. Surtout quand ils sont comme elle. Tu sors ton paquet de clope et en attrape une que tu glisses entre tes lèvres avant de l'allumer, inspirant les premières bouffées. « Tu sais, ça fait un moment que je t'ai pas vu dans mon club. Tout va bien... » Rah merde, c'est quoi son nom déjà ? Nina ? Nana ? Ah oui, c'est vrai ! « Nena ? » Elle y reviendra dans ton club, tu vas t'en assurer. Quand t'as des clients réguliers avec des problèmes de dépendances, jamais tu ne les laisses s'échapper. Ce sont les meilleures proies pour ton business.

Douce Nena, fragile Nena, si seulement elle savait ouvrir les yeux et voir réellement tout ce qui l'entoure. Mais c'est l'alcool et la nicotine, sans doute, qui l'empêchent d'y voir clair. Pourtant elle est là, à offrir un sourire à son propre voleur, à toi qui ne la tire vers ton club que pour l'enfoncer un peu plus dans ses vices. Pas dans le coin ? Tu n'y crois pas vraiment, à ses paroles. Tu ne la crois pas parce qu'elle n'est pas capable de fuir, de s'échapper. Non, c'est autre chose qui l'a empêché de venir, quelque chose qui l'a retenue, mais tu ne peux visiblement pas lui faire cracher le morceau. Pas encore. Voilà qu'elle te tend cette bouteille et que toi, tu l'attrapes pour y boire au goulot, deux ou trois gorgées. T'as pas bu de la soirée, c'est pas ça qui va te mettre mal. Et tu grimaces, pas à cause de la chaleur de l'alcool qui glisse le long de ta gorge, mais de la qualité de la liqueur dont tu n'as pas l'habitude. Tes goûts sont plus raffinés que ça, plus chers. Ce qu'elle ne peut pas se permettre, sans doute. Pour autant, tu gardes la bouteille dans ta main. « Finie ouais, j'ai dû fermer un peu plus tard mais les clients avant tout. » Tu bois encore une gorgée avant de lui rendre la bouteille, n'ayant pas envie d'en goûter plus que ça. Sa question t'intrigue, tu tournes les yeux vers elle, tu l'observes comme pour tenter de la déchiffrer pendant un moment avant de reporter ton attention sur l'eau calme et obscure face à vous. Tu prends ta clope au bec pour prendre une bouffée, comme si tu réfléchissais à ce que tu pourrais lui répondre.

« Tu sais, ce n'est pas souvent moi qui m'en occupe. » Le videur est là pour ça, ou bien les serveurs qui sont souvent les premiers à devoir leur faire face. Toi, tu n'interviens qu'en cas de grosses complications. Mais c'est vrai que tu en croises parfois, c'est vrai que tu les rencontres ces minables incapables de connaître leurs limites. « Mais non, ça ne me fatigue pas. Je ne les considère pas comme des causes perdues, plutôt des âmes égarées. Si je peux servir de phare à ces personnes, alors c'est une bonne chose, pas vrai ? » Mensonges. Ils te font pitié ces gens, ils te rebutent mais Nena, tu la classes dans cette catégorie. La bouteille facile, tu considères qu'elle est de ces excessifs et en gagnant sa confiance, elle reviendra auprès de ce phare que tu prétends être. Tu la ramènes vers son plus grand vice pour la noyer un peu plus encore. De cette façon, t'en retires tes bénéfices. Tu l'observes de nouveau et pousse un soupir. D'habitude, t'en serais resté là, mais cette fois t'as besoin d'ajouter autre chose. « Tout le monde peut trouver sa limite, tout le monde. » Cette fois tu le penses et à ta façon étrange, tu dis ça pour l'aider. C'est pas bon pour tes affaires, mais la pitié qu'elle t'inspire t'empêche de continuer à appuyer sur le haut de son crâne tandis qu'elle se noie. Pour une fois, t'as relâché la pression pour qu'elle reprenne de l'air. « Qu'est-ce que tu fais là, Nena ? Seule dans la nuit. » Sous-entendu, c'est dangereux de rester dehors pour une femme seule et visiblement vulnérable.

Non, tout le monde ne le veut pas, c'est pour ça qu'on a créé des centres rien que pour eux. Pour les aider. Personnellement, tu n'es pas du genre à considérer les choses comme des vices mais peut-être parce que tu n'es pas vraiment addict à quoi que ce soit. Ou plutôt, tu l'es sans l'être. Mais tu préfères ne pas lui répondre, laisser planer cette défaite dans l'air. Elle, elle ne peut pas et ça tu l'as bien assimilé, tu la pousses à ne pas pouvoir même. T'es le serpent et elle est Eve, mais être le Diable ne te dérange pas tant que ça. T'y trouves ton compte après tout, alors pourquoi te soucier du fait qu'elle croque la pomme encore et encore ? Si t'as eu un moment de pitié, tu n'en as pas de second, tu préfères la laisser dans ses tourments, dans ses pensées qui semblent bien sombres et perdues. Elle boit un coup en guise de réponse à ta question, tu tires une nouvelle taffe en l'attente d'une vraie réponse. Tu recraches la fumée dans l'air tandis qu'elle te répond enfin. Une envie soudaine hein ? Parce que c'est courant les envies soudaines de prendre l'air si tard dans la nuit avec une bouteille à la main. Nena elle est torturée. Tu ne sais pas par quoi ou plutôt, tu ne sais pas par quelles pensées. Tu sais ce qu'elle utilise pour se tourmenter un peu plus, pour se perdre dans ce monde qui lui semble impossible à affronter. Bien sûr, tu n'es pas censé être au courant, tu n'es pas censé lui avoir pris son sac en guise de compensation. Tu laisses le silence planer, s'installer, jusqu'à ce qu'elle le rompe une nouvelle fois. Elle parle comme si son comportement était normal, courant. Comme si rien n'avait vraiment d'importance. Comme si elle allait bien, comme si ce genre de sortie ne la mettait pas à risque de croiser un mec qui pourrait la voler ou abuser d'elle. Comme si elle n'était pas assise à côté du Diable même qui se nourrit de sa souffrance.

C'est même pire que ça, elle veut que tu restes, que tu te nourrisses. Tu sais qu'elle n'est pas au courant, mais quelque part, au fond d'elle, tu te demandes si ce n'est pas une autre façon de se détruire un peu plus. T'aspires à nouveau sur ta clope, tu recraches tandis que tu regardes le ciel comme pour essayer de deviner l'heure en fonction de sa couleur. T'es pas ici depuis longtemps et de toute façon, tu perdras ton rôle de héros si tu la laisses maintenant. « Ouais, j'suis pas sûr de réussir à dormir de toute façon. » Pas besoin de rentrer donc. Tu t'avachis un peu sur le banc, pour t'y mettre plus à l'aise, les yeux toujours rivés un coup vers les étoiles, un coup vers les eaux sombres et calmes. « Et puis, j'vais pas te laisser seule alors que tu risques de pas retrouver le chemin de ta maison d'ici une quinzaine de minutes. » Qu'elle tienne ou pas, s'enfiler une bouteille complète ça fait forcément effet. « La prochaine fois, si tu veux assouvir ta soif, viens plutôt au club. Y a plus de choix sur la carte et surtout, tu seras pas seule. » Dans le fond si, elle l'est, seule à boire au bar, mais c'est une excuse pour la ramener, pour que son argent parte dans tes caisses et pas dans celles d'une grande enseigne. Tu tournes la tête vers elle, l'observe un court instant. « A moins que tu ne veuilles plus y aller ? » Le ton est un brin cassé, juste de quoi simuler une blessure. Comme pour la culpabiliser de ne pas venir.